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Trente ans de tempêtes à la SAAQ

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François Desjardins 1 mars 2008

Entre les motocyclistes qui n'en peuvent plus de passer pour des casse-cou, le gouvernement qui a longtemps pigé dans la caisse et les avocats qui voudraient en contourner les règles pour lancer des poursuites, la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) a ce don inouï de susciter la controverse.

L'institution, qui souffle aujourd'hui même ses 30 bougies, s'est trouvée au coeur d'innombrables tempêtes. Et a survécu. La prochaine frappera le portefeuille: les nouveaux tarifs, proposés en 2006, entrent enfin en vigueur cette année. La controverse, en fait, remonte aux origines mêmes de ce géant mal aimé. Après toutes ces années, l'ex-ministre Lise Payette, qui a piloté le dossier dès l'élection du Parti québécois en 1976, se gratte encore la tête. Comment une politicienne recrue qui ne connaissait rien à l'assurance a-t-elle pu hériter d'un dossier si explosif qu'il allait semer la panique dans l'industrie, enrager des centaines d'avocats et donner des sueurs froides aux courtiers d'un bout à l'autre du Québec?

Imaginez deux secondes: du jour au lendemain, on allait interdire les poursuites civiles et les accidentés de la route allaient désormais être indemnisés par une caisse collective, peu importe que l'accident ait été causé par l'ange au volant ou l'ivrogne au pied lourd. Les compagnies d'assurances voyaient tout un pan de leurs activités s'effondrer. Du même coup, les avocats digéraient mal qu'on abolisse les poursuites entre victimes et chauffards, une manne lucrative pour plusieurs d'entre eux.

«Ç'a levé si fort que j'ai pris la décision très vite de ne recevoir personne dans mon bureau», dit Lise Payette. «C'était impossible. La résistance était si forte que je n'y serais pas arrivée autrement.» Si les opposants voulaient parler, c'était en commission parlementaire, devant tout le monde. À prendre ou à laisser. «On se faisait traiter de fous. On se faisait dire qu'on était les seuls en Amérique du Nord, qu'on enlevait aux gens le sens des responsabilités...» Appuyée notamment par son chef de cabinet, un avocat, elle a dû suivre un cours accéléré sur l'univers de l'assurance. «J'étais devenue imbattable», dit-elle.

Impossible en 2008

Trente ans plus tard, la mise sur pied d'un tel régime serait impensable. À deux reprises au cours des dernières années, des provinces ont songé à mettre en place un régime d'assurance sans égard à la responsabilité (le no-fault), à l'image du Québec, du Manitoba et de la Saskatchewan. À deux reprises, elles ont abandonné l'idée.

Premier cas. En 1990, Bob Rae arrive à la tête d'un nouveau gouvernement néo-démocrate avec le projet de mettre sur pied un tel système. À peine un an plus tôt, cependant, le Canada a signé l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA)... Placées devant les intentions de M. Rae, les compagnies d'assurances commandent une étude. Celle-ci conclut que la mise sur pied d'une assurance publique constitue, au sens de l'ALENA, une «expropriation» commerciale car elle va priver les compagnies de revenus futurs. Elles brandissent une demande de compensation de 2 milliards... et le projet meurt dans l'oeuf en 1991.

Deuxième cas. En 2004, le Nouveau-Brunswick envisage lui aussi la création d'un tel système. Aux prises avec le mécontentement de la population en ce qui concerne les primes d'assurances privées, le gouvernement conservateur de Bernard Lord analyse d'abord une étude favorable signée par un comité législatif. Encore là, l'industrie de l'assurance laisse planer d'éventuels problèmes en vertu des accords commerciaux. Et le projet est remisé.

«Les assureurs du Québec, pour leur part, se sont aperçus que le no-fault, c'est bon pour eux», dit l'avocat Marc Bellemare, spécialiste en la matière. «Le gouvernement s'occupe des dommages corporels, c'est à dire les bras, les jambes, les têtes, les décès, etc. De l'autre côté, les assureurs, eux, s'occupent de la tôle. Bien, de la tôle, c'est payant.» Alors qu'une automobile vaut quelques dizaines de milliers de dollars, l'assurance d'une personne coûte beaucoup plus cher et comporte des risques plus élevés, dit-il.

Les choses ne sont pas si simples, dit le porte-parole du Bureau d'assurance du Canada (BAC), Alexandre Royer. «Le système s'est beaucoup allégé», dit-il. «Avant 1978, il ne fonctionnait plus, il y avait des délais, les enquêtes étaient très longues.» La mise en place du régime en 1978 s'est accompagnée d'une convention faisant en sorte que chaque assureur paie pour son propre client. Les procédures se sont améliorées, ce qui s'est soldé par des coûts d'assurance plus bas au Québec que partout au Canada.

Le système fonctionne si bien pour tout le monde, fait valoir le BAC, qu'en 2003, lorsque le gouvernement Charest a fait planer des changements pour permettre des poursuites dans certaines circonstances, le BAC s'est dit contre.

Un détour financier

L'appui des assureurs au modèle unique que s'est donné le Québec ne veut pas dire que celui-ci est parfait. L'absence de murets de sauvegarde a donné lieu à quelques écarts de conduite au fil des ans. Car le coup de barre financier qui entre en vigueur cette année n'aurait peut-être jamais été nécessaire, disent certains, si le gouvernement québécois n'avait pas pigé 2,2 milliards dans la caisse au cours des années 1980 et 1990.

En appliquant des intérêts annuels même très faibles à ces sommes, détournées du réservoir de la SAAQ en direction du fonds consolidé du gouvernement, on a peine à imaginer tout l'argent qui aurait pu être généré par des rendements d'investissement. Les coffres de la SAAQ, dont l'argent investi est géré par la Caisse de dépôt et placement, sont désormais étanches. Mais les fuites ont laissé des traces indélébiles sur les finances.

«Cette pratique, à mon avis, a été la plus grosse erreur de l'histoire de la SAAQ. C'est du vol, pur et simple», dit Lise Payette. «J'ai des reproches à faire aux conseils d'administration de la SAAQ. Je ne dis pas que ce sont toutes des mauvaises personnes, mais elles se sont fait passer ça sous le nez. Si le conseil avait réagi comme un vrai conseil d'administration et qu'il avait alerté la population, il se serait passé quelque chose.»

Me Bellemare affirme que cette fuite d'argent de la caisse de la SAAQ vers le gouvernement a eu pour effet de faire cotiser indûment les automobilistes et d'affecter l'indemnisation des victimes. «Le gouvernement a asséché les réserves de la SAAQ, et c'est odieux», ajoute-t-il. «Et aujourd'hui, on paie pour ça.»

Problème d'image?

Hormis l'impact financier, ce détournement a eu des conséquences profondes sur la perception de la population. Des années s'étaient écoulées, mais l'annonce de nouveaux tarifs, en 2006, a provoqué la colère chez plusieurs groupes. Avait-on oublié que la SAAQ n'est pas seulement un percepteur, mais aussi un fournisseur de services? Que la caisse est désormais à l'abri des mains du gouvernement? En fait, y aurait-il un problème d'image?


«De manière générale, on n'est pas conscient de la couverture offerte par la SAAQ lorsqu'on vit un accident d'automobile», répond le président-directeur général de la SAAQ, John Harbour, un comptable qui s'affaire depuis trois ans à remettre de l'ordre dans la maison. «En Ontario, par exemple, votre assureur privé va vous dire un jour: "Bon, cette année, pour vos médicaments, vous avez atteint le maximum, donc..." Au Québec, ce n'est pas comme ça.»

Arrivé en provenance du Mouvement Desjardins au début 2005, M. Harbour a donné tout un coup de barre. La nouvelle grille de tarifs, dessinée en 2006, vise à corriger un déficit opérationnel inquiétant. Sur une base annuelle, la SAAQ ne récolte pas les fonds nécessaires pour financer les indemnités qu'elle verse.

D'abord critiquées, les hausses ont fini par convaincre à peu près tout le monde. Y compris les motocyclistes, dont certaines catégories subissent des augmentations radicales. Les concessionnaires de moto, pour leur part, ont vécu une baisse de ventes d'au moins 30 %.

«On est heureux que M. Harbour soit reconduit pour un nouveau mandat», dit Éric Bouchard, président de l'Association des concessionnaires de véhicules de loisir du Québec. Une relation de confiance s'est établie entre M. Harbour et les groupes de motocyclistes, dit-il. Pardon? «Il a fait un travail honnête et a une certaine oreille. Il avait une job à faire, certainement pas la plus agréable, mais il l'a faite.»

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